L’émission C à dire (France 5, sur les salles de shoot réunissait sur le
plateau Le docteur Lowenstein, la présidente de la MILTD, une sociologue
spécialiste des drogues, un policier doux. Et Yves Calvi. Dans l’ensemble, les
présents étaient plutôt favorables à l’expérience et même à la réalisation de
salle de consommation à moindre risque. Les difficultés étaient
affrontées : la salle de shoot est un endroit où la consommation de drogue
est légalisée. Mais dans l’ensemble, le débat était un vrai débat de santé
publique. Personne pour dire que la réduction des risques est un encouragement
à la consommation, tout le monde pour dire qu’il n’y a pas de société sans
drogue. Que les salles de shoot existaient déjà : c’était la rue, les
halls d’immeuble, les squares désertés. Que des maires de droite et de gauche
en demandaient. Un débat de bonne tenue.
Au Grand Parquet,
un spectacle sur la vie rêvée d’une clodarte mot valise : clodo+clocharde.
Isabelle Esposito nous montre son appartement, ses rêves et ses folies. Le
Grand Parquet a été déplacé, il reste le même, une tente chauffé par
soufflerie, un bar qui s’ouvre quand une dame décide d’ouvrir, mais qui reste
fermé à la fin du spectacle. Autour de la tente, des clodarts, des
consommateurs de drogue, des employés qui ont peur, parfois, on vient déféquer
devant la billèterie et plus loin, un camion de CRS stationne rue
d’Aubervilliers. A côté, Barbès semble calme, un groupe de jeunes en bas des
escaliers du métro qui attendent l’acheteur. Ils murmurent sans conviction Malboro
ou quelque chose qui ressemble à « Des Jaunes ».
De la misère
on fait un spectacle. La réalité de la misère indispose. Dans le métro,
parfois, un clodart sent mauvais et le wagon se vide. Un couple passe au Grand
Parquet une bouteille de rouge à la main rejoindre un groupe de zonards près du
camion de CRS. Des chercheurs prédisent la faim dans le monde pour
surpopulation, dérèglement climatique. La misère fait peur parce qu’elle n’est
pas en voie d’éradication, ou ne semble pas, mais semble au contraire indiquer
un avenir possible de l’humanité tout entière. Ces mondes sur écrans d’où les
règles qui nous protègent ont disparu, où règnent brutalité des âges barbares. Comme
si on venait juste de quitter ce monde et qu’il nous menace encore.
Tous les jours
que je passe à la Goutte d'Or, je suis dedans. Je ne partage pas, je vois la
misère, la galère, je la côtoie, je la caresse, je la bouscule. Je pourrais
l’éviter, je connais les moyens, les itinéraires, les ruses et les aveuglements
de l’évitement. Je ne les utilise pas. Pour me montrer comme je suis bien dans
mon confort privilégié ? Les autres qui me donnent des conseils de
prudence habitent ailleurs, à Montreuil, en lointaine campagne. Ils
pourraient me répondre que je passe beaucoup de temps à Biarritz. C’est vrai.
Le mieux peut-être est de quitter le terrain de la morale, de la responsabilité
personnelle, des accusations ad hominem.
Je choisis un terrain dont je pense qu’il n’est pas seulement intéressant en
soi, mais qu’il me rend intéressant par l’intérêt qu’il suscite. Donc plaisir
je prends. A la différence du plaisir d’amour, le plaisir de la misère dure
plus qu’un instant.
Je le sais,
j’en jouis, je le savoure. Dans ma vie universitaire, j’aurais pu choisir
d’étudier la reproduction des escargots de Bourgogne, mais d’avoir choisi
l’Irlande du Nord et ses conflits provoquaient toujours chez mes interlocuteurs
un questionnement avide. Avant l’Irlande du Nord, je nourrissais mon identité
par mes engagements politiques, par la révolution quotidienne, par des
convictions ancrées dans un immense camp de concentration. J’ai quitté la révolution,
j’ai quitté l’Irlande du Nord, pas tout à fait, je m’attache encore. Je me
retrouve dans un quartier dont on parle beaucoup, la Goutte d'Or, ses
délinquances, ses vendeurs de cigarettes, ses drogues, ses religions, ses
prières dans la rue et chaque fois, je décline mon adresse en disant, oui,
c’est bien là que j’habite. Chaque fois, l’étonnement est aigu. Mes
interlocuteurs sont persuadés que je suis « embedded », un sociologue participatif, ce ne peut pas être
par choix. Je les détrompe et je ne les détrompe pas. D’une certaine manière,
je suis ici par hasard, le prix du loyer, etc. Mais une fois ici, je me suis
effectivement intéressé au quartier parce qu’il est intéressant. Enfin,
intéressant. Tous les quartiers sont intéressants puisqu’ils contiennent des
gens et que les gens, s’ils sont en nombre suffisant, sont forcément
intéressants. Des histoires de famille, des conflits d’immeuble. Tenez, les
réunions de copropriété, on peut penser qu’elles sont ennuyeuses, erreur,
chaque fois ce sont des pièces de théâtre qui s’y jouent. Mais soyons réaliste.
Si vous dites, dans une soirée en ville, j’ai assisté à une réunion de
copropriétaires, il n’est pas du tout certain que l’assistance va se mettre à
frétiller d’excitation. Alors que si vous dites, j’ai assisté à une réunion de
consommateurs de crack à Barbès, les oreilles se dressent, les gens sont ferrés
et après, c’est à vous de maintenir l’intérêt.
Pourquoi cet
intérêt ? Personnel, provoqué, partagé. Enumérons. A la Goutte d'Or il y a
des migrants, des chômeurs, des Musulmans, des Juifs, des prêtres ouvriers, des
Tchétchènes, des Roumains, des Pakistanais, des Africains qui vendent tout et
achètent n’importe quoi. Plus des salariés aisés ou modestes, des étudiants qui
trouvent ici une chambre moins chère que rue Madame. Des artistes, beaucoup
d’artistes, qui affirment trouver ici inspiration, couleurs, images, musique,
accents, gourmandises, et que pour rien au monde, ils n’iraient vivre ailleurs.
Ici, on parle prévention, insertion des jeunes, religions, guerres dans le
monde arabe, coupe africaine de foot, prostitution ethnique, mendicité avec
enfants comme témoins, cour des miracles et miracles dans les cours. Des
buveurs de bière qui pissent là où ils sont. Des vendeurs à la sauvette qui se
battent pour une place sur l’étroit trottoir et des habitants qui jettent de
l’eau froide pour les calmer. Ici, monsieur, vous trouverez ce que vous ne
trouverez nulle part ailleurs, sauf si vous voyages loin. Ici, monsieur, se mènent la bataille de l’insertion,
de l’intégration, de la prévention, de la solidarité, du changement urbain. Ça
ne rend pas forcément plus intelligent, mais ça oblige à se poser des
questions.
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