Dans le TGV Biarritz Paris, ce mardi matin, une sensation
de creux à l’estomac qui me frappe régulièrement sur ce trajet après Bordeaux,
vers treize heures, me pousse à me lever et à me diriger lentement dans le
wagon vers le logo représentant un sandwich barré par un verre à pied. J’arrive
dans un wagon où une dame, derrière un comptoir encombré de barres de chocolat,
distribue des boissons et des menus traiteurs, moins quinze pour cent si vous
disposez de la carte senior, alors que les moyens des retraités sont supérieurs
à ceux de l’étudiant en lettres classiques d’Angoulême qui paie pourtant plein
pot.
Devant le comptoir, une file de voyageurs attend
lentement. La file part du comptoir et continue vers les wagons de seconde. Comme
je viens d’un wagon de première, je me prépare à remonter la file pour prendre
mon tour et attendre sagement le moment de la commande qui calmera cette
sensation de creux à l’estomac.
Je me dirige vers la file d’attente, tranquillement, en
pensant à ce que j’ai oublié, dans un état de calme relatif étant donné la
tension du monde et le pessimisme particulier à mon pays, comment ne pas être influencé
par des informations qui ressemblent à un bulletin de météo par gros temps. Tout
à tout coup, la foudre me frappe. Un grand coup sur la tête. Je blanchis, je
rougis, je m’accroche au comptoir. Je ne m’y attendais pas. La serveuse m’a
regardé, elle m’a vu, elle m’a dit, je vais prendre votre commande, monsieur,
restez où vous êtes. Je la regarde et je lui dis, mais pourquoi ? Pourquoi
allez-vous me servir avant tout le monde ? Elle me dit, ne vous faites pas
de souci, je m’en expliquerai avec les autres voyageurs, je prends votre
commande. Du coup, je prends un menu traiteur le plus cher moins quinze pour
cent en présentant ma carte senior.
Voilà. C’est arrivé.
Pour la première fois de ma vie, quelqu’un a remarqué ma claudication. Il
est vrai que depuis quelque temps, je souffre d’une sciatique sévère qui me
fait boiter. Je n’en parle jamais car j’ai horreur des gens qui parlent de
leurs maladies et déjà que je ne m’aime pas trop, si je parlais de ma sciatique,
je me détesterais encore plus. Mais à ce point, cette information est
nécessaire car sinon, on ne comprendrait pas l’interjection sonore d’une
serveuse de wagon restaurant : « Monsieur, restez où vous êtes, je
vais prendre votre commande ». Cette maladie que je tente de cacher
derrière une canne, derrière des cache-poussières, à grandes rasades d’analgésique,
est-elle si visible qu’elle dérange l’ordre immuable d’une file de comptoir ?
Je grommelle, perturbé, mais que faire ? Résister ? Aller prendre ma
place au bout de la file ? Je passe commande. Et je vais m’assoir en
attendant que le plat principal, des pâtes aux champignons, sorte fumant d’un
four électrique. En face de moi, un homme encore jeune allonge une jambe sur le
siège d’en face et grimace de douleur. Tant et si bien que je lui demande si je
peux l’aider. Là, je retrouve un peu de dignité. Je ne suis plus une carte d’invalidité
ambulante, je suis un Jean Valjean de TGV, une sœur Therésa des voies ferrées,
un médecin volant dans un camp de réfugiés. Il me dit, non, je ne peux rien
faire. Il a une sciatique sévère qui le fait souffrir même assis. Moi, je lui
dis, j’ai aussi une sciatique mais quand je suis assis, je ne souffre pas. Nous
discutons sciatiques. J’attends que la serveuse m’appelle. Et à nouveau la
foudre. Une voyageuse qui attendait dans la file devant le comptoir vient me
porter le plat fumant. Elle me regarde gentiment pour que la bonté de son geste
se reflète dans son regard. Elle n’est plus que bonté. Je regarde le voyageur
qui souffre en face de moi pendant que je mange mes pâtes aux champignons. Il
souffre tellement qu’il est réduit à sa souffrance. Qu’il n’est plus que
douleur. Je n’ai pas envie de lui demander ce qu’il fait dans la vie, est-il
marié, salarié, avocat, chômeur artiste ? Il souffre de sciatique. Comme
moi, tout à l’heure, devant le comptoir, je n’étais plus que sciatique. Depuis
que je suis né, je rêve d’être autre chose qu’une maladie et voilà que je ne
suis plus que ma sciatique. Comme la jeune femme tout à l’heure, qui est peut-être
chercheuse dans un laboratoire hospitalier et amoureuse d’un marin-pêcheur, n’était
plus que bonté.
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