Zone de sécurité prioritaire 14 02 13
Château Rouge.
Le métro. En haut des marches, un enfant, une petite fille semble-t-il, de deux
ans ou moins, est seule abandonnée. Quelques passants s’arrêtent, dont Brigitte
et moi. Nous nous approchons. Où es ta mère ? Tiens, bizarre, il ne
viendrait à personne l’idée de demander « où est ton père ? ». Où
est ta mère. Bien. Elle ne répond pas. Elle ne pleure pas. Ou alors très
silencieusement. Je sors mon téléphone
futé et je m’apprête à appeler je ne sais pas qui. En sortant mon appareil, mon
œil rencontre un camion de CRS qui stationne près du marché Dejean. Je frappe à
la vitre. D’abord, personne ne répond. Je refrappe. La vitre s’ouvre. Au moment
où la vitre s’ouvre, la mère de l’enfant est revenue s’assoir en haut des
marches du métro. En même temps, un policier a vu la scène et s’approche. Je
crie à la mère : vous ne devez pas abandonner un enfant comme ça ! Le
policier : vous ne pouvez pas rester là. La mère sort son sein et allaite
l’enfant. Nous nous enfonçons dans la masse anonyme en direction d’une maison
de retraite où nous savons ce qui nous attend. Une majorité de femmes qui
bavardent ou qui dorment sur des fauteuils confortables. Une minorité d’hommes très
invalides, une animatrice qui distribue des gâteaux au yoghourt, très légers,
cuisinés par les pensionnaires et des aides-soignantes qui accompagnent les
corps vers les toilettes. Un homme s’indigne parce qu’une dame est dans les
toilettes pour hommes et elle lui dit bonjour, elle ne comprend pas pourquoi s’il
s’indigne, franchement, à ce stade, ces détails ont-ils de l’importance ?
Nous prenons un café et une part de gâteau. Moi surtout.
Au magasin
Carrefour du bd Barbès, une vendeuse me bouscule sans me demander pardon. Elle
fait partie du pourcentage d’invalides ou de handicapés que les entreprises
embauchent sinon, elles paient une amende. Les autres vendeurs, quand on leur
demande un renseignement, vous font un signe de la main, c’est derrière, c’est
par là, chez Fauchon, on vous accompagne
jusqu’au produit demandé, ils ne prennent pas leur pourcentage de personnel en
difficulté physique ou mentale, en situation de handicap.
Au journal
télévisé, un reportage sur les urgences montrent l’encombrement, l’attente, les
colères. Il y a maltraitance des malades dit un médecin. C’est affreux. Et il n’y
pas si longtemps, une femme avait perdu son bébé parce que la clinique d’accouchement
était un peu loin. Ensuite, l’enquête a montré qu’il n’y avait pas eu de manque
de soins. Mais l’incident avait occupé de longues minutes, un bébé mort.
D’un côté, l’accablement,
le pessimisme, les entreprises qui ferment et les rythmes scolaires en tachycardie,
tout ce qui bouge bouge mal. De l’autre, on peut décrire une société qui prend
soin de ses plus démunis, les vieux, les pauvres, les migrants, les invalides,
les bébés en haut des marches du métro. J’ai un peu de mal à m’y retrouver. Je
ne m’y retrouve pas du tout. Faut-il pleurer faut-il en rire ?
La Goutte d'Or
compte environ vingt-cinq mille habitants. Le quartier comprend une partie de
difficultés parmi ses habitants, mais il attire surtout la misère, les galères,
liées à la migration. C’est ici plus qu’ailleurs que les gens en difficulté
viennent trouver des solutions à leur galère : mendicité, ventes
illicites, drogues, commerce en tout genre. C’est ici plus qu’ailleurs que les
fonds publics financent l’activité de combien de personnes pour une si petite
surface : policiers, enseignants, accueil des usagers de drogue, associations
intervenant dans le domaine de l’éducation, de la santé. Il faudrait compter.
Pour chaque galère, combien de salariés ? Des salariés qui collectivement,
doivent décrire l’horreur pour continuer à percevoir leur salaire, pour ne pas
se retrouver au chômage. Personne n’a intérêt à ce que ça aille mieux. Il faut
que ça aille plus mal. Toujours plus mal. Les intervenants dans le champ social
détestent les évaluations qui dénonceraient des gaspillages, des
disfonctionnements, des interventions inutiles. Il faut que tout aille plus mal
pour que leur travail subsiste. Les dizaines de milliers de personnes engloutis
dans le conflit nord-irlandais se retrouvent au chômage avec le processus de
paix. Est-ce que les gardiens de prison, les vitriers, et les courtiers en
assurance militaient farouchement pour la fin de la guerre ? Pas sûr.
Est-ce que tout le monde ici milite pour que tout aille mieux ? On ne
recueille de l’argent, on ne recrute des militants, que dans la dénonciation. Si
ça va mieux, les gens au creux du lit font des rêves. Il faut que ça aille plus
mal. Les interventions qui visent à améliorer concrètement, prudemment,
lentement, les vies, le cadre, le logement, l’éducation, sont mal perçues. Elles
vont mettre au chômage la bienfaisance, la charité, l’engagement désespéré, les
croyances millénaristes.
Quand un
malade guérit à Lourdes, on tresse des lauriers à Sainte Bernadette. Quand un
malade ne guérit pas à l’hôpital, on fait un procès au médecin. Pour que les
gens continuent de se presser dans la grotte miraculeuse, il faut que les hôpitaux
marchent mal et que de temps en temps, ils ne guérissent pas. Pour que les gens
continuent d’écouter les discours messianiques, il faut que les sociétés où ils
vivent soient dénoncées en permanence comme des enfers sur terre.
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