dimanche 29 janvier 2017

diffamation


Mon intervention au colloque de Rabat, mercredi 25 janvier 2017

Diffamation

« La diffamation est une fausse accusation qui porte atteinte à l'honneur et à la considération d'une personne »

Je suggère une autre définition : La diffamation est l’assassinat d’une personne par tous les moyens, sauf l’élimination physique. Qu’elle soit vraie ou fausse importe peu. L’essentiel est l’objectif.

La politique dans une société démocratique est l’utilisation de tous les moyens pour résoudre les conflits, sauf la lutte armée. C’est un immense progrès par rapport aux guerres civiles. En ce sens, la diffamation est un progrès considérable des relations entre les humains.

Nous connaissons tous les sociétés anciennes ou modernes où les confits de pouvoir étaient résolus par l’élimination brutale des adversaires ou tout simplement des gêneurs. Quand Henri VIII voulait divorcer, il faisait guillotiner son épouse. Une lettre de cachet permettait à Louis XIV de supprimer un seigneur trop puissant.  Dans les temps plus proches, il n’y avait pas de campagne organisée de rumeurs, de mensonges, de calomnies, contre les adversaires, dans les régimes nazis ou les dictatures communistes. Il n’y avait pas de campagne de diffamation sous Pinochet, sous Pol Pot, sous Kim il Sung. Plus nous nous rapprochons des temps modernes, plus la diffamation prend la place de l’élimination physique.

Si on retient la définition de la diffamation comme l’assassinat d’une personne par tous les moyens, sauf l’élimination physique, alors la diffamation est la poursuite de la guerre par d’autres moyens. Un progrès par rapport à l’élimination physique, mais il faut la prendre au sérieux. Surtout si elle est diffamation d’état, elle est une grave atteinte à la vie démocratique. En démocratie, la politique consiste à régler les conflits par d’autres moyens que l’élimination de l’adversaire. La démocratie politique considère que l’adversaire fait partie de la solution des conflits. Une société démocratique est en paix quand règnent dialogue et compromis. Les moyens qui visent à l’élimination de l’adversaire sont des signes d’affaiblissement de la vie démocratique.

Ces diffamations existent, elles sont parfois punies par la loi, généralement réprouvées et condamnées. Dans d’autres sociétés, elles sont un mode de gouvernement. Ce sont des sociétés où le pouvoir politique revendique un adjectif, ethnique ou religieux ou partisan. Car cet adjectif, protestant, catholique, socialiste ou musulman, exclut de la société ceux qui ne s’y conforment pas. L’Irlande était un état catholique, et cette qualification chassait de la citoyenneté ceux qui n’étaient pas catholiques. La Grande-Bretagne était un état protestant et jusqu’à la mi-19ème siècle, les catholiques n’avaient pas le droit de vote et de représentation. Cuba ou l’Union soviétique se définissaient comme socialistes ou soviétiques et qui ne se conforme pas pouvait être déchu de sa nationalité. La disqualification de l’adversaire passe par l’accusation de traîtrise, de passage à l’ennemi, d’être un étranger ou un agent de l’étranger.

Permettez-moi deux exemples tirés de l’’histoire irlandaise :

L’affaire Parnell est exemplaire. Parnell était un propriétaire protestant qui prit la tête du parti Irlandais et du mouvement pour l’autonomie. À ce titre, considéré comme un traître par les Anglo-protestants, par les Tories. Une haine féroce à l’égard d’un protestant « ami des catholiques ». Comme on appelait aux États-Unis les militants des droits civiques des « nigger lovers ».

On tenta une première fois de détruire Parnell par une accusation montée de toutes pièces. Il fut une première fois emprisonné pour une prétendue complicité avec les violences agraires  par son soutien aux campagnes de boycott. Grâce à  un faux témoignage, on l’accusa d’être impliqué dans un attentat terroriste. Chaque fois, il se releva plus puissant. Il fut finalement terrassé par un scandale privé : la mise en évidence d’une liaison avec Kitty O’Shea, l’épouse de l’un de ses seconds. Cette liaison était notoire et ne provoquait pas de scandale particulier. Mais lorsque l’époux de Kitty engagea une procédure de divorce, la liaison ne devint pas seulement notoire, elle devint officielle. L’Angleterre victorienne intervint aussi : comment le gouvernement britannique pouvait-il négocier avec un divorcé ? L’église catholique intervint alors de tout son poids : comment un parti irlandais pouvait-il être dirigé par un tel homme ? Le Parti parlementaire irlandais se divisa, Parnell fut mis en minorité, battu aux élections suivantes et pratiquement exclu de la vie publique.

La grande grève et lock out de Dublin 1913 est un autre exemple éloquent. Le sujet de la grève : le droit de se syndiquer. D’un côté James Connolly, leader charismatique, de l’autre William Murphy, propriétaire de la compagnie des tramways. Pendant des semaines, Dublin fut pratiquement paralysé. À l’époque, l’Irlande faisait partie du Royaume-Uni et le conflit considéré par le mouvement ouvrier britannique comme un conflit national. Grande campagne de solidarité en Grande-Bretagne. On accusait Connolly d’être porteur d’idées étrangères à la tradition irlandaise, des idées socialistes. On accusait le mouvement syndical d’être soutenu par des étrangers, des West Britons, des intellectuels cosmopolites. Ces campagnes eurent une portée limitée. Le coup de grâce vint d’un événement apparemment mineur. Des familles anglaises proposèrent, à titre de solidarité, d’héberger des enfants dublinois. L’église catholique qui jusque-là s’était peu engagée, se déchaîna. Ces enfants qu’on allait emmener en Angleterre étaient des enfants kidnappés par les protestants britanniques, ils allaient être endoctrinés dans une nouvelle église, c’était l’équivalent des massacres de catholiques par les armées de Cromwell. On imagine mal la violence de la campagne. Des manifestants se pressaient sur les quais du port de Dublin pour empêcher physiquement les enfants d’embarquer vers la perfide Albion protestante. Le mouvement fut frappé à mort par cette campagne et la grève cessa sans avoir obtenu ses objectifs.

Lorsqu’il y a fusion entre nationalisme et religion, l’abandon de la religion n’est pas seulement apostasie, mais aussi trahison de la patrie. Qu’est-ce qui témoigne le plus de l’abandon de la religion nationale ? Les mœurs, la sexualité. Dans les deux affaires  célèbres que j’ai rappelées, ce qui était en jeu était la famille (les enfants de grévistes », et encore la famille, avec l’adultère. C’est un domaine où la famille est en jeu. La famille qui est la base de la société, le modèle suprême : le chef de famille, c’est le souverain, l’épouse, assure l’intendance et les enfants sont le peuple qui obéit. L’atteinte au modèle familial est considérée comme un coup mortel à la société toute entière. Le droit de vote accordé aux femmes, le divorce, la contraception, l’homosexualité ont de tout temps été combattus pour défendre le modèle familial qui est la cellule de base.

Ces accusations passent par les mœurs, la sexualité. Le féminisme était protestant en Irlande. Le divorce est anglais. Les grandes affaires d’état de l’Irlande contemporaine : le divorce, la contraception,  l’IVG. Chaque fois des referendums, des débats houleux, des accusations : ces réformes allaient atteindre l’âme du pays, les réformes qui donnaient des droits supplémentaires aux femmes faisaient partie de l’antique complot impérialiste britannique pour asservir l’Irlande. Pour l’angliciser.

Le dernier débat en date : les affaires de pédophilie du clergé irlandais. Pendant longtemps, ces « affaires » étaient réglées en interne. Le passage d’une Irlande cléricale à une Irlande laïque est tout récent : 2011 : le Premier ministre Enda Kenny : l’église catholique doit accepter que les lois qui la gouvernent ne sont pas les mêmes que les lois qui régissent la société.

Les campagnes de diffamation sont des indicateurs précieux de l’identité souhaitée de la société où ces campagnes se mènent. Dans les exemples irlandais : les campagnes de diffamation indiquaient la forte revendication de fusion entre église et état. Catholique, et protestant. Dire de Poutine qu’il a été officier du KGB n’est pas une diffamation en Russie. Dire d’une personne qu’elle a collaboré avec la Stasi, police secrète de la RDA est considérée comme une grave diffamation en RFA et empêcher de faire carrière politique.

Quand Barak Obama était accusé de ne pas être un véritable américain parce qu’il avait des ancêtres et de la famille en Afrique noire, quand on lui demandait avec insistance de montrer son certificat de naissance, cette campagne de diffamation se rattachait directement au racisme historique à l’égard des noirs nord-américains qui ont peiné à se faire reconnaître comme des citoyens des États-Unis. De même, l’odieuse campagne contre Christiane Taubira déguisée en guenon dans les réseaux sociaux se rattache directement aux systèmes d’exclusion raciale dans les colonies françaises. 



Dis-moi comment tu diffames, je te dirai qui tu es.




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