Dans mon quartier les pauvres
roulent en voiture, les très pauvres marchent à pied ou fraudent dans les
transports en commun et les bourgeois roulent à bicyclette. La lutte de classes
se mène donc à front renversé. Avenue Mozart, en haut de l’échelle sociale se
trouvent les berlines avec chauffeur, puis les chauffeurs sans berline, puis
les propriétaires de twingo et autres cabriolets d’occasion, puis les
motocyclistes de grosses cylindrées et tout en bas de l’échelle sociale, les
cyclistes. Tout en bas, parce qu’il n’y a pas de piétons. Les piétons se font
immédiatement contrôler, arrêter, expulser, renvoyer, verbaliser, menotter,
sermonner. Parfois, le propriétaire d’une berline, quand il descend de son
véhicule voit un piéton, il lui donne une pièce, car un piéton, dans certains
quartiers, ne peut être qu’un marginal dépouillé de tout. Là-bas, donc, les
choses sont claires. Du côté de La Muette, de Jasmin, du Bois de Boulogne.
Chez
moi, c’est différent. Les très pauvres peuvent se promener ici sans risque de
contrôle et de menottes car il y en a beaucoup trop. Ils se promènent
tranquillement dans les ruelles étroites, sur les trottoirs ou sur la chaussée.
Les pauvres, qui viennent souvent des villes de banlieue et des départements
désignés, ne peuvent pas marcher à pied sous peine d’être confondus avec le
lumpen prolétariat et ils ne veulent pas. Comme ils ont des enfants et des
paquets de légumes pesants, ils ne peuvent pas se déplacer à bicyclette, il ne
leur reste plus que la voiture. Ils viennent ici avec leur plaque
d’immatriculation neuf trois, ou sept huit, roulent lentement en file unique
dans ces rues étroites, klaxonnent au premier ralentissement, se garent
n’importe où en laissant les enfants et leurs sacs dans la voiture pendant que
monsieur va boire une bière et madame se refait les ongles, parfois même en laissant
le moteur allumé, en hiver.
Les
vélos sont les instruments ici des classes supérieures. Comme les aristocrates
dans leur calèche, ils passent haut perchés sur leur selle et sonnent leur
timbre customisé tout en criant « oh là, manant, tu me laisses
passer ? ».
Hier, pour
aller à la gare Montparnasse attendre ma belle, il restait un vélib sous la
station de métro. Les piliers sont recouverts de fiente de pigeons. Dans un
recoin, un monsieur pisse. Une demoiselle arrive en même temps que moi. Elle me
voit, avec ma canne, mes cheveux gris et me regarde effrontément : j’étais
là en même temps que vous. Je lui dis : ce vélib me revient au bénéfice de
l’âge. Elle accepte l’explication et s’en va. Je glisse ma carte d’abonnement,
le voyant vert clignote, mais le vélo reste coincé. Je répète l’opération avec
ma deuxième carte d’abonnement. Le vélo reste toujours coincé. La demoiselle
est partie. Je descends dans les entrailles du métropolitain et je trouve une
place assise au bénéfice de l’âge.
Que veut dire
exactement « au bénéfice de l’âge » ? Ça veut dire, une
demoiselle arrive en même temps que vous devant le seul vélib qui reste dans la
station Barbès où fiente et pisseurs entretiennent une ambiance glauque, alors
que si j’avais été jeune, j’aurais dit « bien entendu, je vous laisse le
vélo, habitez-vous chez vos parents et plus si affinité ». Au bénéfice de
l’âge, ça veut dire : j’échange le vélo contre votre âge ». Vous
prenez le vélib, je vous donne mon âge. An
bénéfice de l’âge, ça veut dire une place assise dans le métro si vous avez une
canne, un vélib à Barbès qui reste coincé.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire