jeudi 11 avril 2013

lutte de classes


     Dans mon quartier les pauvres roulent en voiture, les très pauvres marchent à pied ou fraudent dans les transports en commun et les bourgeois roulent à bicyclette. La lutte de classes se mène donc à front renversé. Avenue Mozart, en haut de l’échelle sociale se trouvent les berlines avec chauffeur, puis les chauffeurs sans berline, puis les propriétaires de twingo et autres cabriolets d’occasion, puis les motocyclistes de grosses cylindrées et tout en bas de l’échelle sociale, les cyclistes. Tout en bas, parce qu’il n’y a pas de piétons. Les piétons se font immédiatement contrôler, arrêter, expulser, renvoyer, verbaliser, menotter, sermonner. Parfois, le propriétaire d’une berline, quand il descend de son véhicule voit un piéton, il lui donne une pièce, car un piéton, dans certains quartiers, ne peut être qu’un marginal dépouillé de tout. Là-bas, donc, les choses sont claires. Du côté de La Muette, de Jasmin, du Bois de Boulogne.

            Chez moi, c’est différent. Les très pauvres peuvent se promener ici sans risque de contrôle et de menottes car il y en a beaucoup trop. Ils se promènent tranquillement dans les ruelles étroites, sur les trottoirs ou sur la chaussée. Les pauvres, qui viennent souvent des villes de banlieue et des départements désignés, ne peuvent pas marcher à pied sous peine d’être confondus avec le lumpen prolétariat et ils ne veulent pas. Comme ils ont des enfants et des paquets de légumes pesants, ils ne peuvent pas se déplacer à bicyclette, il ne leur reste plus que la voiture. Ils viennent ici avec leur plaque d’immatriculation neuf trois, ou sept huit, roulent lentement en file unique dans ces rues étroites, klaxonnent au premier ralentissement, se garent n’importe où en laissant les enfants et leurs sacs dans la voiture pendant que monsieur va boire une bière et madame se refait les ongles, parfois même en laissant le moteur allumé, en hiver.

            Les vélos sont les instruments ici des classes supérieures. Comme les aristocrates dans leur calèche, ils passent haut perchés sur leur selle et sonnent leur timbre customisé tout en criant « oh là, manant, tu me laisses passer ? ».

Hier, pour aller à la gare Montparnasse attendre ma belle, il restait un vélib sous la station de métro. Les piliers sont recouverts de fiente de pigeons. Dans un recoin, un monsieur pisse. Une demoiselle arrive en même temps que moi. Elle me voit, avec ma canne, mes cheveux gris et me regarde effrontément : j’étais là en même temps que vous. Je lui dis : ce vélib me revient au bénéfice de l’âge. Elle accepte l’explication et s’en va. Je glisse ma carte d’abonnement, le voyant vert clignote, mais le vélo reste coincé. Je répète l’opération avec ma deuxième carte d’abonnement. Le vélo reste toujours coincé. La demoiselle est partie. Je descends dans les entrailles du métropolitain et je trouve une place assise au bénéfice de l’âge.

Que veut dire exactement « au bénéfice de l’âge » ? Ça veut dire, une demoiselle arrive en même temps que vous devant le seul vélib qui reste dans la station Barbès où fiente et pisseurs entretiennent une ambiance glauque, alors que si j’avais été jeune, j’aurais dit « bien entendu, je vous laisse le vélo, habitez-vous chez vos parents et plus si affinité ». Au bénéfice de l’âge, ça veut dire : j’échange le vélo contre votre âge ». Vous prenez le vélib,  je vous donne mon âge. An bénéfice de l’âge, ça veut dire une place assise dans le métro si vous avez une canne, un vélib à Barbès qui reste coincé. 

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