vendredi 20 septembre 2019

je ne croise pas l'immigration


Je ne connais rien du peuple, mais il n’est jamais trop tard pour apprendre.



            Je ne connais pas le peuple. Je ne connais pas les gens. Je ne connais pas le terrain. Je ne connais pas ceux qui disent qu’on ne les connaît pas, qu’on ne les entend pas. Quand mon président, Emmanuel Macron, celui pour qui j’ai voté, celui que j’ai élu, déclare que les « bourgeois ne croisent pas l’immigration. Les classes populaires vivent avec », je me dis que je ne connais pas les bourgeois, je ne connais pas l’immigration, je ne connais pas les classes populaires. Telle est ma malédiction. Réfugié dans la Creuse, je ne connaissais pas le peuple français puisque je n’en faisais pas partie. Je regardais autour de moi mes camarades d’école, des fils de paysans, je regardais les habitants du village qui étaient le peuple français, celui qui fabriquait des sabots, qui fauchait le foin, qui louait des machines pour terminer les moissons, des batteuses. Eux étaient le peuple, et j’avais beau m’approcher, me pencher sur la terre pour en arracher des pommes de terre, je n’étais pas le peuple, je ne pouvais en faire partie, je ne le connaissais pas. Les paysans me disaient que j’étais un citadin, que j’habitais dans des grandes villes, des lieux étranges où des gens étaient payés pour partir en vacances alors que les paysans, jamais ne prenaient de vacances. Le peuple était le rassemblement des gens qui ne partaient pas en vacances. Pendant les vacances, mes camarades d’école travaillaient au champ, dans les étables, ils cueillaient, ils ramassaient. J’avais beau les imiter, je ne faisais pas partie du peuple et je ne pouvais pas les connaître.



            Quand je revins dans la grande ville, mon ignorance s’approfondit. Mes parents étaient marchands forains. Ils se levaient à cinq heures pour parcourir la Picardie, Ham, Hirson, Tergnier Laon, Saint-Quentin, déballaient leur marchandise, vendaient, remballaient, rentraient a milieu de l’après-midi et parfois se reposaient. Ils ne faisaient pas partie du peuple. Le Parti communiste, dont l’objectif premier était de m’apprendre à connaître le peuple, et sa composante solide, la classe ouvrière, me livrait des vérités sur le peuple. Le peuple est composé d’hommes et de femmes qui créent des richesses. Ceux qui créent la plus-value. Vous ne savez pas ce que c’est la plus-value ? Comment connaître le peuple sans connaître la plus-value ? La plus-value, c’est très simple. Des ouvriers ou des paysans cultivent, fabriquent, construisent, entretiennent. Ils créent des richesses dont une partie sert à renouveler leur force de travail : nourriture, logement, éducation, santé. Le supplément est la plus-value. Un métallo produit cinquante voitures par an. Dix voitures suffisent pour entretenir sa force de travail. Le reste, les quarante voitures, c’est la plus-value, c’est l’exploitation capitaliste.  Or mes parents, qui se levaient à cinq heures du matin pour étaler des vêtements et des tissus devant les regards des betteraviers, ne créaient rien, ne produisaient rien. Comment vivaient-ils ? En s’appropriant une partie de la plus-value. Ils participaient donc à l’exploitation des prolétaires, ceux qui créaient la plus-value. Quand je me disputais avec mon père, qui était membre de l’Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide, une organisation ce Juifs communistes qui lançaient des seaux d’eau sur les incendies provoqués par l’arrestation d’écrivains juifs en Union soviétique, je ne me privais pas de le lui rappeler. Il était peut-être ému par l’arrestation d’écrivains soviétiques, juifs en plus, mais qu’il n’oublie pas quand même qu’il vivait de la plus-value des ouvriers et que l’URSS était la patrie des prolétaires, un pays où désormais, la plus-value créée par les prolétaires leur revenait sous forme de stations de métro en marbre et de camps de vacances  à Yalta sur la mer Noire.  



            Grâce au Parti communiste, je pus m’approcher d’ouvriers authentiques, mains calleuses, voix rocailleuse, fautes d’orthographe. Quand j’écrivais des articles pour le journal communiste, c’était un ouvrier qui les relisait. Il laissait peut-être passer des fautes de grammaire, mais il avait une vision claire du monde, des luttes de classe, et il m’expliquait longuement en quoi j’avais parfois tort et qu’il fallait toujours se placer sur des positions de classe. Grâce à ce secrétaire fédéral permanent, je pouvais dire que je connaissais personnellement un ouvrier, un vrai. Dès que je posais une mauvaise question, il me rappelait que mes vêtements, ma nourriture, mon école, tout était financé par la plus-value des ouvriers et donc, s’il te plaît ne la ramène pas trop. Plus tard, étudiant au Lycée Faidherbe à Lille, un ouvrier venait dans notre cercle de l’UEC nous expliquer la ligne et nous l’écoutions religieusement. Etudiant à Paris, dans le sixième arrondissement, il n’y avait pas énormément de prolétaires, mais le PCF était bien implanté à l’Hôtel de la Monnaie, où des prolétaires travaillaient dans des ateliers bruyants et occupaient les postes responsables d’une section remuante composée d’intellectuels avides de plus-value.



            Plus tard encore, j’ai habité vingt-cinq ans le quartier de la Goutte d'Or. Là, j’étais un bourgeois qui croisait l’immigration, une espère rare en voie de disparition. Dans mon immeuble vivaient une employée de la sécurité sociale, une scénariste, un ingénieur, un chercheuse en sciences sociales, une prof de lycée, un comédien, bref, pas un seul créateur de plus-value. Quand on me disait, on me le disait souvent, que je ne connaissais rien à la question migratoire, je disais c’est vrai. Le fait de vivre à la Goutte d'Or ne me donnait aucun accès à une connaissance à ce problème complexe.



            Puis arriva ce qui devait arriver, à force d’ignorer le peuple et l’immigration. Prof de fac et dévoreur de plus-value, je me suis détaché du parti qui représentait la classe ouvrière, évolution normale. Mon secrétaire général m’a accusé de ne pas connaître la classe ouvrière parce que je passais mon temps derrière un bureau et je ne produisais aucune plus-value. Il m’admonestait avec l’accent des prolétaires parisiens. Certains étaient impressionnés. Ils ne connaissaient pas la classe ouvrière.



            Cette trop longue introduction est nécessaire pour expliquer mon immense fureur en écoutant Emmanuel Macron me tirer l’oreille : « tu ne croises pas l’immigration, alors que les classes populaires vivent avec ». Comme elles vivent avec, elles votent Rassemblement national. Il faut affronter ce problème. Mais il y a un problème. A la Goutte d'Or où l’immigration n’est pas un problème mais une centralité, un état, une situation, un mode de vie, le score du RN était très inférieur à dix pour cent. Plus bas même que dans le 16ème arrondissement. Cet arrondissement où à partir d’un certain niveau de vie, on n’est plus migrant, mais expatriés.



            Si je résume, les classes populaires votent extrême-droite parce qu’elles vivent avec l’immigration. Les bourgeois votent Macron parce qu’ils ne croisent pas l’immigration. Donc vous réglez le problème de l’immigration et les classes populaires, que je ne connais vraiment pas, voteront Macron aussi. D’ailleurs, partout en Europe où les partis populistes sont influents, c’est parce que les classes populaires vivent avec l’immigration, notamment en Pologne, en Hongrie, (l’immigration tsigane), au Brésil (l’immigration brésilienne), en Israël (l’immigration juive).



            En rassemblant toute cette expérience, je vous propose les conclusions suivantes.



Les chauvinismes, les racismes, se développent quand ces sentiments sont légitimés par des institutions des partis, des églises, des intellectuels, des médias. Le bois sec, les broussailles, sont partout dans la forêt. Elles s’enflamment quand quelqu’un met le feu. Ces idées méritent d’être combattues, en aucun cas justifiées.  Les paroles du président associant sécurité et migration sont des brûlots.



L’idée que les « bobos » ne comprennent pas le peuple est une idée réactionnaire. Une idée méprisante pour le peuple et pour les « bourgeois ». Cette rhétorique a été utilisée largement et de tout temps. Les étudiants de New York qui manifestaient pour les droits civiques des Afro-américains étaient des bobos qui ne comprenaient pas les petits Blancs qui eux vivaient avec les Noirs. Les protestants qui manifestaient avec les catholiques de Belfast ne comprenaient pas les difficultés des ouvriers protestants qui eux vivaient avec les catholiques. Quand dans les pays socialistes, les intellectuels demandaient libertés et fin de censure, ils étaient stigmatisés comme des « petits-bourgeois » éloignés de la classe ouvrière.



Ces positions sont méprisantes pour les « bourgeois » et pour les « classes populaires ». Les bourgeois ne croisent pas l’immigration ? Allons donc, ils la croisent dans les écoles, les lycées, les hôpitaux, les associations d’aide, les cours d’alphabétisation. L’Université de Paris VIII, Vincennes Saint-Denis était un immense croisement entre intellectuels et immigration. Dans les pays socialistes, les intellectuels qui se battaient pour les libertés étaient les meilleurs connaisseurs des peuples emprisonnés.



Ce qui est vrai c’est que les bourgeois ne croisent pas trop l’immigration à l’ENA, dans les grandes écoles, dans les cabinets ministériels.  

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