mardi 3 décembre 2019

carnet de santé


Est-ce une chance ? Je n’ai pas choisi. J’ai été placé par les circonstances dans cette zone grise ou exaltante selon les jours où je participe des privilèges et des discriminations, du luxe et de la galère, où je peux partager les peines des plus démunis et m’indigner contre le mépris à l’égard des élites intellectuelles. 

Physiquement, je  suis né avec handicap qui a labouré toute mon enfance, avec des opérations à répétition, des béquilles, des étais. Ce défaut ne m’a pas empêché de me lancer dans de belles randonnées sur les chemins de montagne, des courses de vélo exaltantes, des soirées de rock se terminant par des slows. Croisant sur la piste ou sur les pentes des grimpeurs pantelants, je compatissais à leurs souffrances, croisant des alpinistes et des cyclistes aguerris, je partageais leur adrénaline. Vous commencez à me comprendre ? Vous appréciez ma chance ?

Socialement, je suis né dans une famille de marchands forains, pas très haut dans la hiérarchie sociale, et à force de patience, je me suis hissé jusqu’aux cercles enviés des professeurs d’université. J’ai pu ainsi sympathiser avec les personnes démunies du capital culturel et des codes qui accompagnent la réussite tout en  ne haïssant pas mes collègues nés avec une cuillère en argent dans la bouche.

Ethniquement, je fais partie d’un groupe de personnes qui a subi de lourdes discriminations. J’ai porté des étoiles, j’ai fui les uniformes, je me suis caché et cette expérience me permet de partager d’autres discriminations, d’autres terreurs. En même temps, blanc, prof de fac, homme, je faisais partie d’une certaine élite disposant de privilèges certains.

La somme totale de toutes ces expériences est assez délicieuse. Je me rends compte que je peux servir de baromètre des bonheurs et des malheurs du monde. Si je vais bien, tout va bien. Si je vais mal, tout va mal.

Habitant la Goutte d'Or, un quartier mondialement connu, j’ai pu acheter un appartement modeste donnant sur jardin, proche de deux lignes de métro, de cinq lignes de bus. À l’intérieur de cette bouilloire, j’ai pu agir contre les galères et contre les postures révolutionnaires. Des indignés me reprochaient d’être un bobo, d’embourgeoiser le quartier, tandis que les habitants d’immigration récente me remerciaient tous les jours d’être présent dans ce quartier difficile, me suppliaient de ne pas partir, car c’est grâce à vous disaient-ils, que le quartier tient encore debout. Avec d’autres bobos, je réclamais du respect pour mon quartier, pour ses rues, pour ses écoles, pour ses commerçants. Avec d’autres bobos encore, j’agissais contre la délinquance, les suicides à la drogue. Au cours des années, je me rendais compte que j’occupais une position centrale dans ce quartier. Oh, non, pas pour des qualités particulières. Ni Abbé Pierre ni Bernard Kouchner, juste que je me trouvais au centre de gravité de toutes les batailles, de toutes les souffrances, de toutes les réussites. En conséquence, si j’allais bien, tout le quartier allait bien. Si j’allais mal, tout le quartier allait mal. Cette position non choisie, subie comme une bénédiction ou un châtiment selon les jours, était assez pesante. Je sortais le matin vers le kiosque à journaux de Château Rouge et si les poubelles débordaient dans les caniveaux, je me sentais agressé comme représentant qualifié des milliers d’habitants de la Goutte d'Or qui souhaitaient la propreté. Les dealers, les usagers de drogue, les commerces illicites, me prenaient comme cible  unique et je portais sur mes épaules toutes les agressions contre le bien vivre. Inversement, si les rues étaient propres, si les centres d’accueil des usagers de drogue fonctionnaient, si les écoles croisaient joyeusement toutes les populations du monde, si un cinéma se construisait, plus une brasserie, plus un centre culturel, plus un jardin partagé, si les repas de voisins s’installaient sur la chaussée, tous ces bonheurs accumulés me gonflaient la poitrine comme si j’en étais l’organisateur.

Vint je jour où je quittais ce quartier où les bonheurs sont difficiles pour un autre territoire. Le Pays Basque. Je croyais être tranquille, les rues étaient paisibles, les habitants accueillants, les plages vacancières. Hélas, on peut quitter un quartier, on ne se retire pas du monde. À nouveau cette malédiction bénie. Sans lever le petit doigt, sans traverser hors des clous, en disant bonjour merci à tous les passants, je suis porteur d’un paratonnerre que frappent tous les malheurs et tous les bonheurs du monde. Il suffisait qu’un homme public se prenne d’affection pour les fous du territoire pour craindre une nuit de cristal. Une sénatrice traçait des frontières ethniques et je ressentais les affres de l’exil. Le premier conseiller municipal s’inclinait devant un délinquant nationaliste emprisonné, je le voyais vêtu d’une chemise de tissu toilé à carreaux qu’on appelle Vichy. Le premier député qui niait la terreur abertzale était un adepte de Faurisson. Ivre de ces menaces, je voyais bien à nouveau que si j’allais mal, c’était tout le Pays Basque qui allait mal. Mes actes de résistance dérisoires contre les dérives populistes et identitaires, aussi faibles, aussi futiles fussent-ils, prenaient des allures de barricades républicaines.

Tant pis tant mieux. Quand je vais bien, le Pays Basque va bien. Quand je vais mal, le Pays Basque a la fièvre. Il est des pays qui se reflètent dans les sondages, les élections, les archives, les archéologies. Pour connaître l’état du Pays Basque, il suffit de jeter un coup d’œil sur mon carnet de santé.

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