Est-ce une chance ? Je n’ai pas choisi. J’ai été
placé par les circonstances dans cette zone grise ou exaltante selon les jours
où je participe des privilèges et des discriminations, du luxe et de la galère,
où je peux partager les peines des plus démunis et m’indigner contre le mépris
à l’égard des élites intellectuelles.
Physiquement, je
suis né avec handicap qui a labouré toute mon enfance, avec des
opérations à répétition, des béquilles, des étais. Ce défaut ne m’a pas empêché
de me lancer dans de belles randonnées sur les chemins de montagne, des courses
de vélo exaltantes, des soirées de rock se terminant par des slows. Croisant
sur la piste ou sur les pentes des grimpeurs pantelants, je compatissais à
leurs souffrances, croisant des alpinistes et des cyclistes aguerris, je
partageais leur adrénaline. Vous commencez à me comprendre ? Vous appréciez
ma chance ?
Socialement, je suis né dans une famille de marchands
forains, pas très haut dans la hiérarchie sociale, et à force de patience, je
me suis hissé jusqu’aux cercles enviés des professeurs d’université. J’ai pu
ainsi sympathiser avec les personnes démunies du capital culturel et des codes
qui accompagnent la réussite tout en ne haïssant
pas mes collègues nés avec une cuillère en argent dans la bouche.
Ethniquement, je fais partie d’un groupe de personnes
qui a subi de lourdes discriminations. J’ai porté des étoiles, j’ai fui les
uniformes, je me suis caché et cette expérience me permet de partager d’autres
discriminations, d’autres terreurs. En même temps, blanc, prof de fac, homme,
je faisais partie d’une certaine élite disposant de privilèges certains.
La somme totale de toutes ces expériences est assez
délicieuse. Je me rends compte que je peux servir de baromètre des bonheurs et
des malheurs du monde. Si je vais bien, tout va bien. Si je vais mal, tout va
mal.
Habitant la Goutte d'Or, un quartier mondialement
connu, j’ai pu acheter un appartement modeste donnant sur jardin, proche de
deux lignes de métro, de cinq lignes de bus. À l’intérieur de cette bouilloire,
j’ai pu agir contre les galères et contre les postures révolutionnaires. Des
indignés me reprochaient d’être un bobo, d’embourgeoiser le quartier, tandis
que les habitants d’immigration récente me remerciaient tous les jours d’être
présent dans ce quartier difficile, me suppliaient de ne pas partir, car c’est
grâce à vous disaient-ils, que le quartier tient encore debout. Avec d’autres
bobos, je réclamais du respect pour mon quartier, pour ses rues, pour ses
écoles, pour ses commerçants. Avec d’autres bobos encore, j’agissais contre la
délinquance, les suicides à la drogue. Au cours des années, je me rendais
compte que j’occupais une position centrale dans ce quartier. Oh, non, pas pour
des qualités particulières. Ni Abbé Pierre ni Bernard Kouchner, juste que je me
trouvais au centre de gravité de toutes les batailles, de toutes les
souffrances, de toutes les réussites. En conséquence, si j’allais bien, tout le
quartier allait bien. Si j’allais mal, tout le quartier allait mal. Cette
position non choisie, subie comme une bénédiction ou un châtiment selon les
jours, était assez pesante. Je sortais le matin vers le kiosque à journaux de
Château Rouge et si les poubelles débordaient dans les caniveaux, je me sentais
agressé comme représentant qualifié des milliers d’habitants de la Goutte d'Or
qui souhaitaient la propreté. Les dealers, les usagers de drogue, les commerces
illicites, me prenaient comme cible
unique et je portais sur mes épaules toutes les agressions contre le
bien vivre. Inversement, si les rues étaient propres, si les centres d’accueil
des usagers de drogue fonctionnaient, si les écoles croisaient joyeusement
toutes les populations du monde, si un cinéma se construisait, plus une
brasserie, plus un centre culturel, plus un jardin partagé, si les repas de
voisins s’installaient sur la chaussée, tous ces bonheurs accumulés me
gonflaient la poitrine comme si j’en étais l’organisateur.
Vint je jour où je quittais ce quartier où les
bonheurs sont difficiles pour un autre territoire. Le Pays Basque. Je croyais
être tranquille, les rues étaient paisibles, les habitants accueillants, les
plages vacancières. Hélas, on peut quitter un quartier, on ne se retire pas du
monde. À nouveau cette malédiction bénie. Sans lever le petit doigt, sans
traverser hors des clous, en disant bonjour merci à tous les passants, je suis
porteur d’un paratonnerre que frappent tous les malheurs et tous les bonheurs
du monde. Il suffisait qu’un homme public se prenne d’affection pour les fous
du territoire pour craindre une nuit de cristal. Une sénatrice traçait des
frontières ethniques et je ressentais les affres de l’exil. Le premier
conseiller municipal s’inclinait devant un délinquant nationaliste emprisonné, je
le voyais vêtu d’une chemise de tissu toilé à carreaux qu’on appelle Vichy. Le
premier député qui niait la terreur abertzale était un adepte de Faurisson. Ivre
de ces menaces, je voyais bien à nouveau que si j’allais mal, c’était tout le Pays
Basque qui allait mal. Mes actes de résistance dérisoires contre les dérives
populistes et identitaires, aussi faibles, aussi futiles fussent-ils, prenaient
des allures de barricades républicaines.
Tant pis tant mieux. Quand je vais bien, le Pays
Basque va bien. Quand je vais mal, le Pays Basque a la fièvre. Il est des pays
qui se reflètent dans les sondages, les élections, les archives, les
archéologies. Pour connaître l’état du Pays Basque, il suffit de jeter un coup
d’œil sur mon carnet de santé.
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