La vie politique dans un mouchoir
de poche.
Dans
une ville de vingt-cinq mille habitants, si vous vous intéressez à la
politique, si vous allez aux réunions des comités de quartier, si vous traînez
à la terrasse des cafés, si vous assistez aux séances du conseil municipal, si
votre famille par alliance et par recomposition se retrouve assise sur toutes
les branches de toutes les généalogies, si cette famille comprend des médecins,
des professeurs des écoles, des pharmaciens, alors vous pouvez être certain que
vous, pourtant pièce rapportée, quasiment touriste, en vous promenant dans la
ville, en allant chercher une baguette de pain, en lisant un journal local ou
national, en sortant de la séance du cinéma d’art et d’essai dont la
programmation s’est beaucoup améliorée ces derniers temps, en dégustant un vin
chaud au jardin public, il est probable, fortement probable, que vous allez
rencontrer un conseiller municipal ou une conseillère, ou un ou une candidate
aux prochaines élections municipales, il est quasiment certain que vous allez
croiser un sénateur, une sénatrice, le maire de cette ville côtière, une
adjointe à la culture, un député modéré. C’est-à-dire, écoutez-moi bien, que
même si vous ne vous intéressez pas à la politique, vous allez croiser en
permanence les personnes qui incarnent cette politique.
Je
ne sais pas bien si vous vous rendez compte. Comme si, habitant d’une grande
ville, par exemple Paris, vous sortez acheter une baguette de pain ou votre
journal et vous vous posez la question « qui vais-je rencontrer
aujourd’hui ? Anne Hidalgo ? Ian Brossat, Edouard Philippe, Emmanuel
Macron ? ». Non seulement je vais les croiser, mais ils vont me
reconnaitre, me dire bonjour. Vous discutez des migrants, du G 20, mais vous n’avez
quasiment aucune chance de rencontrer un homme ou une femme politique qui est
responsable directement de la décision dont vous êtes en train de discuter. Ici,
c’est possible. Et même vraisemblable.
Suivez-moi
encore, voulez-vous. Si vous ne vous intéressez pas à la politique, si les
grands problèmes de notre temps vous effleurent sans vous affecter, vous allez
dire bonjour à ces représentants que vous avez peut-être élus, ou que vous
n’avez pas élus, et la seule chose que trouverez à leur dire est comment
allez-vous, monsieur le maire, ou quel beau temps, madame l’adjointe. Vous
rentrerez ensuite chez vous et vous direz à la famille somnolente :
« tu sais qui j’ai rencontré ? ». Ces rencontres sont parfois
l’occasion de présenter des revendications particulières, les enfants qui font
du bruit dans les cours de récréation, la chaussée défoncée, l’odeur des
poubelles.
Supposez
maintenant que vous soyez un citoyen engagé contre les tendresses répétées à
l’égard du terrorisme basque. Vous êtes vent debout contre la participation de
votre maire à des cérémonies de blanchissage de la terreur. Vous allez chercher
votre baguette de pain, lire votre journal, prendre un verre de vin à Bibi
Etxola, sur la côte des Basques. Deux fois sur trois, vous rencontrez un élu ou
une élue. Vous lui donnez votre sentiment. L’une est d’accord et vous le dit.
Et le dit même publiquement. D’autres sont d’accord et vous le disent mais ne
disent rien publiquement parce qu’ils ne veulent pas de conflit avec leur
maire. Enfin, une petite minorité vous répète les éléments de langage de Bake
Bidea : « il y a des victimes
partout », la formule de la lâcheté qui refuse de choisir entre les
bourreaux et les victimes.
Résultat :
les élus vous évitent. Ils se détournent, font semblant de ne pas vous voir. Et
pourtant vous n’arrêtez pas de les croiser. Question : qu’est-ce qui est
le plus difficile : la politique dans une grande ville anonyme ou dans une
petite ville où tout le monde se connaît ?
S’ajoutent
à cette trop longue introduction la toile et les réseaux sociaux. Des amis
m’affirment que les élus lisent soigneusement tout ce qui les concerne sur les
réseaux sociaux. Donc, non seulement je rencontre les élus dans l’espace public
ou dans les concerts, les salles de spectacle ou les expositions, mais en plus
je peux communiquer directement avec eux.
Par
exemple, en écrivant ce qui suit, je me demande si l’intéressé va me lire, et
si la lecture par l’intéressé de ce qui suit influe sur le style et le contenu
de de ce que j’écris sur la toile. Voici la scène. Le 7 juin dernier, je me
trouvais par hasard au Casino Bellevue où se tenait une séance de Lessive de
Bake Bidea et les Artisans de la Paix. Séance présidée par le maire de la ville
de Biarritz dont je suis citoyen et que je croise souvent dans les rues de la
ville. J’avais sous le bras une tribune du journal Libération intitulée « en soutien aux victimes de Josu
Ternera ». Je tends cette tribune à Michel Veunac, qui descendait les
marches vers la teinturerie, il me prend la tribune, me dit « il y a des
victimes partout ». Il prend la feuille, la retourne sur son dossier pour
que sa conscience ne rencontre qu’une feuille blanche. Il y a des victimes
partout, mais ce jour-là, les victimes d’ETA étaient écrasées sous les dossiers
du maire.
Aujourd’hui
lundi, 1 juillet 2019, le Parisien publie les noms des 70 femmes
qui ont été assassinées par leur conjoint.depuis le début de l ‘année. Je me demande si le maire va réagir en disant
« il y a des victimes partout », et retourner la liste de ces femmes
assassinées à l’envers, comme pour les victimes d’ETA.
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