En sortant de la médiathèque, dans le temps pas si
lointain où elle était ouverte, j’attendais la navette qui descendait l’avenue
de Verdun pour me remonter ensuite vers le quartier Bibi, derrière l’école Paul
Bert. Je portais dans une sacoche une dizaine de livres, toujours plus que
nécessaire, parce qu’il arrivait souvent que les premières pages me
décourageaient de poursuivre et donc la dizaine de livres se réduisait comme
peau de chagrin. Jusqu’ici, il ne m’est pas jamais arrivé de renoncer à lire la
totalité de la dizaine de livres empruntés, ce qui est un bon point sur la
qualité intellectuelle qui nous entoure.
Généralement, la navette passait tous les quarts d’heures
ou toutes les vingt minutes. Quand le temps le permettait, je m’asseyais sur le
rebord d’une vitrine. Si le temps était foutraque, je me réfugiais sous
l’auvent d’une boutique de location de vélos. L’environnement n’était guère
propice à l’ouverture d’un livre et d’un journal et j’inventais un système
simple pour que le temps s’accélère. Je choisissais un nombre, par exemple 90,
et chaque fois qu’une voiture passait devant moi avenue de Verdun dans un sens
ou l’autre, j’enlevais un point. Dans l’espoir qu’ayant épuisé ma cagnotte de
voitures apparaîtrait enfin la navette attendue. À force de répétitions, je
m’approchais toujours plus du chiffre exact, sans jamais l’atteindre
évidemment.
Cette activité avait un sens. À la naissance, vous
êtes doté d’un capital de véhicules qui défileront pendant quelques dizaines d’années :
repas, rencontres, amours, enfants, engagements politiques ou culturels,
accidents, maladies, compétitions physiques ou intellectuelles, rendez-vous,
jeux, catastrophes. La liste est sans fin. Puis le temps passe et si vous avez la chance
ou la malchance de dépasser l’âge moyen statistique, les amis, les anciens
amours, ceux qui vous détestent parce que vous leur avez rendu service, ceux
qui blêmissent dans la liste des voitures, réduisent la file des véhicules.
Sans compter ceux qui disparaissent pour des raisons personnelles ou politiques
et qui reviennent se glisser dans la file parce que vous êtes atteints d’une
maladie vraiment grave, genre cancer du poumon avec métastase dans le pancréas.
Ces derniers posent des problèmes sans fin. Ceux qui
vous détestent parce que vous avez mis le doigt sur des positions politiques,
culturelles, considérées comme infâmes se sentent obligés d’envoyer un message
de sympathie pour l’anévrisme de l’aorte ou la maladie de Schwartzenfield.
C’est un passage obligé pour rester dans la liste des personnes qui jamais ne
veulent se défaire du minimum humanitaire. Si vous avez dénoncé des faiblesses
personnelles, lâchetés, couardises, égoïsmes, c’est encore pire, car vous vous
pouvez appartenir à des groupes de poltrons de droite ou de gauche et si vous
les avez dénoncés en tant que tels, comment dire à l’heure des métastases que
malgré la brutalité de vos dénonciations, vous êtes pardonnés, car alors, vous
donnez quelque substance à vos accusations. Le plus simple est d’utiliser une
formule standard : genre « je suis très sensible à votre message de
sympathie ». Pour bien me faire comprendre, j’ai écrit pas mal d’articles
où je dénonçais le manque de courage des courtisans de Marchais et compagnie.
Ceux-là apprenaient sans broncher les migrations de mes métastases. Ceux qui
m’envoient des messages de sympathie pré-mortem affaiblissent leurs
convictions.
Quand les batailles faisaient rage à l’intérieur du mouvement
communiste, des amis d’enfance, des frères, qu’on retrouvait régulièrement dans
des repas chaleureux, des fêtes de naissance, des enterrements de proche, se
trouvaient contraints de choisir. Cette contrainte mérite le détour parce que
nous n’étions pas au pouvoir, je pouvais parler à un déviant sans risquer le
goulag, et pourtant tout se passait comme si. Croisant un ancien ami devenu
ennemi, il me saluait froidement, allait pour les plus audacieux jusqu’à me
dire, tu comprends j’étais obligé, sinon je perdais mon poste, ma mairie, ma
carrière, mon logement. C’était comme ça. Comme je disposais de la
bienveillante protection de l’université, je pouvais me permettre. Dans ma révolte
confortable, je perdais la moitié de ma vie, une chronique hebdomadaire, un
reportage, un livre dont la clientèle était assurée. Eux perdaient tout.
Ce qui m’était insupportable étaient les messages de
sympathie à l’occasion d’un accident de santé. Mon cher Maurice,
miaulaient-ils, je viens d’apprendre la nouvelle, crois à ma sympathie dans
cette épreuve. Ce message syrupeux me signifiait que ma rupture avec mon
engagement de toute une vie n’était pas aussi grave qu’une appendicite. Ma rupture
était publique, tout le monde était au courant, la presse communiste me
condamnait, la presse bourgeoise m’applaudissait. Pas un coup de téléphone, pas
un mot de la part de mes frères. Genre : « on n’est plus d’accord,
mais ça n’empêche pas l’amitié, ou le souvenir d’une amitié ». Non. Rien. Silence.
Pour mes anciens amis, un cancer du poumon valait à
lui tout seul tous les crimes du communisme.
En ayant quitté le communisme, en ayant migré à l’autre
bout de France, je croyais enfin être tranquille. Hélas, j’ai rencontré le
conoreta virus. Tout s’est mis en place pour un nouveau schisme.
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