vendredi 17 avril 2020

excuses et sympathie


En sortant de la médiathèque, dans le temps pas si lointain où elle était ouverte, j’attendais la navette qui descendait l’avenue de Verdun pour me remonter ensuite vers le quartier Bibi, derrière l’école Paul Bert. Je portais dans une sacoche une dizaine de livres, toujours plus que nécessaire, parce qu’il arrivait souvent que les premières pages me décourageaient de poursuivre et donc la dizaine de livres se réduisait comme peau de chagrin. Jusqu’ici, il ne m’est pas jamais arrivé de renoncer à lire la totalité de la dizaine de livres empruntés, ce qui est un bon point sur la qualité intellectuelle qui nous entoure.

Généralement, la navette passait tous les quarts d’heures ou toutes les vingt minutes. Quand le temps le permettait, je m’asseyais sur le rebord d’une vitrine. Si le temps était foutraque, je me réfugiais sous l’auvent d’une boutique de location de vélos. L’environnement n’était guère propice à l’ouverture d’un livre et d’un journal et j’inventais un système simple pour que le temps s’accélère. Je choisissais un nombre, par exemple 90, et chaque fois qu’une voiture passait devant moi avenue de Verdun dans un sens ou l’autre, j’enlevais un point. Dans l’espoir qu’ayant épuisé ma cagnotte de voitures apparaîtrait enfin la navette attendue. À force de répétitions, je m’approchais toujours plus du chiffre exact, sans jamais l’atteindre évidemment.

Cette activité avait un sens. À la naissance, vous êtes doté d’un capital de véhicules qui défileront pendant quelques dizaines d’années : repas, rencontres, amours, enfants, engagements politiques ou culturels, accidents, maladies, compétitions physiques ou intellectuelles, rendez-vous, jeux, catastrophes. La liste est sans fin.  Puis le temps passe et si vous avez la chance ou la malchance de dépasser l’âge moyen statistique, les amis, les anciens amours, ceux qui vous détestent parce que vous leur avez rendu service, ceux qui blêmissent dans la liste des voitures, réduisent la file des véhicules. Sans compter ceux qui disparaissent pour des raisons personnelles ou politiques et qui reviennent se glisser dans la file parce que vous êtes atteints d’une maladie vraiment grave, genre cancer du poumon avec métastase dans le pancréas.

Ces derniers posent des problèmes sans fin. Ceux qui vous détestent parce que vous avez mis le doigt sur des positions politiques, culturelles, considérées comme infâmes se sentent obligés d’envoyer un message de sympathie pour l’anévrisme de l’aorte ou la maladie de Schwartzenfield. C’est un passage obligé pour rester dans la liste des personnes qui jamais ne veulent se défaire du minimum humanitaire. Si vous avez dénoncé des faiblesses personnelles, lâchetés, couardises, égoïsmes, c’est encore pire, car vous vous pouvez appartenir à des groupes de poltrons de droite ou de gauche et si vous les avez dénoncés en tant que tels, comment dire à l’heure des métastases que malgré la brutalité de vos dénonciations, vous êtes pardonnés, car alors, vous donnez quelque substance à vos accusations. Le plus simple est d’utiliser une formule standard : genre « je suis très sensible à votre message de sympathie ». Pour bien me faire comprendre, j’ai écrit pas mal d’articles où je dénonçais le manque de courage des courtisans de Marchais et compagnie. Ceux-là apprenaient sans broncher les migrations de mes métastases. Ceux qui m’envoient des messages de sympathie pré-mortem affaiblissent leurs convictions.

Quand les batailles faisaient rage à l’intérieur du mouvement communiste, des amis d’enfance, des frères, qu’on retrouvait régulièrement dans des repas chaleureux, des fêtes de naissance, des enterrements de proche, se trouvaient contraints de choisir. Cette contrainte mérite le détour parce que nous n’étions pas au pouvoir, je pouvais parler à un déviant sans risquer le goulag, et pourtant tout se passait comme si. Croisant un ancien ami devenu ennemi, il me saluait froidement, allait pour les plus audacieux jusqu’à me dire, tu comprends j’étais obligé, sinon je perdais mon poste, ma mairie, ma carrière, mon logement. C’était comme ça. Comme je disposais de la bienveillante protection de l’université, je pouvais me permettre. Dans ma révolte confortable, je perdais la moitié de ma vie, une chronique hebdomadaire, un reportage, un livre dont la clientèle était assurée. Eux perdaient tout.

Ce qui m’était insupportable étaient les messages de sympathie à l’occasion d’un accident de santé. Mon cher Maurice, miaulaient-ils, je viens d’apprendre la nouvelle, crois à ma sympathie dans cette épreuve. Ce message syrupeux me signifiait que ma rupture avec mon engagement de toute une vie n’était pas aussi grave qu’une appendicite. Ma rupture était publique, tout le monde était au courant, la presse communiste me condamnait, la presse bourgeoise m’applaudissait. Pas un coup de téléphone, pas un mot de la part de mes frères. Genre : « on n’est plus d’accord, mais ça n’empêche pas l’amitié, ou le souvenir d’une amitié ». Non. Rien. Silence.

Pour mes anciens amis, un cancer du poumon valait à lui tout seul tous les crimes du communisme.

En ayant quitté le communisme, en ayant migré à l’autre bout de France, je croyais enfin être tranquille. Hélas, j’ai rencontré le conoreta virus. Tout s’est mis en place pour un nouveau schisme.

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