Faim de vie, fin de vie, fin du monde
Il faut apprécier à sa juste valeur une conjonction
inédite entre une catastrophe planétaire, une maladie généralement considérée
comme terminale, une date de naissance qui de toute manière vous situe aux
premiers rangs dans ces machines à sous ou en introduisant une dernière pièce
de monnaie qui pousse les premières vers la sortie, vous approchez à chaque
pièce ajoutée la chute terminale. D’ailleurs
vous remarquerez que les joueurs de ces machines
infernales sont généralement très jeunes.
Cette conjonction vous oblige. Je ne vais pas faire
semblant de me lever le matin de bonne humeur, de me coucher le soir en
sifflotant. Je veux bien mentir à des connaissances qui ne sont pas de vrais
amis, qui sont juste polis, qui croient rattraper une vie terne par des
formules de politesse qui ressemblent à des faireparts. Mais aux vrais amis,
aux vrais membres de la famille qui attendent de moi un minimum de vérité, je
me dois d’être sincère. Je tiens une occasion unique de mixer fin du monde, fin
de vie. Ça ne se reproduira pas deux fois et je veux en tirer le maximum. Aux
autres, à la question « comment ça va ? », je réponds super bien.
Voyons ce qui vous rattache encore au monde : le
sourire de la compagne qui se réveille quand elle entend mes soupirs de
douleurs, qui m’accompagne toute la journée assombri parfois par quelques débuts
de larmes, le doliprane qui calme la fulgurance, la lamaline qui atténue, les
conversations avec les enfants, les neveux, les nièces, le gâteau russe, le
verre de vin, Hercule Poirot et le lieutenant Colombo qui résout l’énigme par
une intuition simple : comment le meurtrier aurait-il pu s’introduire dans
la chambre à coucher s’il n’avait pas emprunté la clé ajourée au valet de chambre
qui lui-même était l’amant passionné du principal actionnaire ? Hercule Poirot
en revanche est beaucoup plus psychologique. N’ayant plus honte de rien, je
reconnais que les dialogues d’une grande débilité entre Zorro et le Sergent Garcia
m’arrachent parfois un sourire. Ma compagne qui respecte ma culture ne supporte
pas ce lien ténu avec ce qu’elle considère à juste titre comme le degré zéro de
l’intelligence humaine et l’un de mes jeux favoris est lui demander un
médicament dans une pharmacie suffisamment éloignée pour que je puisse voir en
entier un épisode de ce feuilleton. Quand elle est là, sa réprobation est si
forte qu’elle finit par modifier le numéro de la chaîne.
Quelques pages d’un livre inédit dont malheureusement
il sera difficile avec de discuter avec des amis car les amis ont disparu. Ils
sont morts, ou malades, ou ne sont plus des amis ou peut-être sont-ils restés
des amis à condition qu’on ne discute jamais plus d’une livre important, genre La fille de l’Espagnole qui décrit la société vénézuélienne depuis que
Hugo Chavez a pris le pouvoir et comment poursuivre la discussion avec quelqu’un
qui reste persuadé que c’est l’impérialisme étatsunien qui a plongé Caracas
dans le chaos.
Le verre de vin, le regard encore, le coronavirus qui
tue dans l’œuf une manifestation de solidarité pour le coroneta, des tueurs qui
tuent des complices d’assassins, sont des plaisirs simples et toujours
appréciés.
Je vous dois la vérité. Dans la situation actuelle, je
n’arrive plus à capter cette étincelle qui allume quelques sourires. C’est trop
me demander. J’appuie sur un bouton de cet instrument magique dont le nom m’échappe
si souvent, ou télécommande, et aussitôt, le coronavirus pollue l’atmosphère. Je
commande la fermeture et les douleurs m’envahissent, troublent le plaisir d’écrire.
Assis, j’ai mal, debout je souffre. Et en plus vous voulez que je vous fasse
sourire par quelques formules magiques. Ne m’en demandez pas trop. L’essentiel
de mon temps consiste à fuir le coronavirus par des moyens informatiques, comme
les jeux de solitaire, ou à me tortiller sur le fauteuil ou dans le lit pour
chercher une position où j’aurais moins mal. Hier j’ai fait le tour du pâté de
maison au bras de ma compagne, j’ai vu la mer, j’avais mal à la hanche, mais le
plaisir des vagues surmontait la douleur. Telle est ma vie. J’ai terminé la fille de l’espagnole, et je suis en
train de poursuivre la lecture de Roderick
Random, par Tobias Smollet. Il me faut trouver des lectures dont le plaisir
l’emporte sur la douleur. Rares sont celles-là, mais elles existent.
Je vous demande pardon d’avoir contribué aujourd’hui à plomber davantage
une atmosphère déjà trop lourde.
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